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Miséricorde de Guillaume

Auteur : Simon VERCAEMST


Simon, moine bénédictin de l’abbaye de Mouzon, raconte que Guillaume, jeune paladin, est toujours prêt à redresser les torts. Ce justicier zélé punit les scélérats tant et si bien qu’on l’appelle le Chevalier Rouge. Après une longue errance sur les routes des Ardennes, après avoir longé la Meuse et parcouru la forêt dite Arduenn Sylva, il rejoint la cité de Mouzon et décide d’y faire étape. Après s’être restauré, il part prier à l’église Sainte-Geneviève.


Le tout aussi jeune prêtre Neven, illuminé par la lumière traversant les vitraux, lui souhaite la bienvenue, puis lui demande de confesser ses péchés. Il écoute avec attention, puis avec un grand intérêt, le récit du guerrier narrant ses exploits. Le saint homme loue alors le chevalier qui sait se montrer intransigeant avec les malfaisants. Il l’invite ainsi à servir Dieu une nouvelle fois en sauvant la ville d’une malédiction. Neven conduit le paladin jusqu’à la demeure d’un serf mourant. Les maudits tels que lui sont possédés, explique le prêtre, le visage désolé, tandis que Guillaume écarquille les yeux. Le corps pâle et gangréné du malheureux convulse tant qu’il peut se rompre à chaque seconde. Son âme, elle, semble également perdue : le paysan se croit en enfer et se plaint qu’un démon le consume de l’intérieur. L’odeur de la mort empuantit la pièce et pousse les visiteurs à sortir. Le prêtre, tout en effectuant un signe de croix, enjoint au chevalier de délivrer la ville de ce mal ardent. Guillaume consent, bien sûr, il en va du salut de son âme. Mais comment vaincre un mal qui ne peut être tué à l’épée ? L’homme de Dieu répond que les démons ne viennent pas en ce lieu sans raison : ils sont attirés ou invoqués par la femme habitant dans la forêt non loin d’ici et suspectée depuis son arrivée de sorcellerie. Il demande alors gravement au chevalier de l’amener à lui pour qu’il puisse la juger et conjurer le mal.

C’est ainsi que Guillaume gagne le refuge de la sorcière. Il aperçoit une jeune fille disposant sur une table de la résine et des plantes qui ne s’emploient pas pour la cuisine. La demoiselle aux cheveux noirs de jais et à la peau pâle l’accueille avec un sourire glacial. Il se présente à elle comme simple paladin, sans révéler la raison de sa venue, pour la mettre en confiance. Elle se présente à son tour sous le nom de Bertille. Il l’interroge sur l’utilité de ses herbes, et apprend qu’elle confectionne un onguent pour soigner sa plaie. Elle avise alors les blessures récentes de son visiteur et lui propose de les enduire avec ce même onguent, ce qu’il accepte. Alors qu’elle s’exécute, il lui demande s’il est vrai que la ville est maudite. Pas la ville, seulement le pain, répond-elle indifférente. Si vous connaissez l’origine du mal, en connaissez-vous le remède, s’enquiert-il inquiet, se souvenant du pain qu’il avait mangé à son arrivée en ville. Ceux rongés par la gangrène sont perdus, mais les autres peuvent survivre. Elle lui fait boire une potion qui tuera dans l’œuf le mal s’apprêtant à le ronger. Soulagé, il remercie sa bienfaitrice, sans chercher à savoir si elle est vraiment une sorcière, et repart en direction de Mouzon avec le remède pour sauver ceux qui peuvent encore l’être.


A son retour, le paladin se hâte de rejoindre le prêtre afin d’annoncer la bonne nouvelle. Il lui raconte en détail sa rencontre avec la femme. Il soutient qu’elle n’est pas malfaisante et lui montre en guise de preuve les gourdes de potion qu’elle lui a offertes de bon cœur. Silencieux, Neven les récupère et les jette au feu sans hésitation. Devant la consternation de Guillaume, l’austère serviteur de Dieu s’explique froidement. Une femme qui sait guérir un mal est assurément une sorcière, car si elle peut guérir le mal, alors elle peut aussi le causer. Cette pécheresse vous a envoûté pour échapper à la justice divine, misérable ! Vous me décevez, moi qui comptais sur vous pour ne pas être corrompu par cette damnée. Sur ces paroles acides, le prêtre en colère congédie le paladin et soutient qu’il est définitivement perdu aux yeux du Seigneur. Accablé, Guillaume retourne à l’auberge, regagne sa chambre et médite sur son infortune.


Le lendemain matin, alors qu’il se prépare à quitter la ville, Guillaume apprend que la sorcière va être soumise au jugement de Dieu à l’église, par le prêtre. Lorsqu’il entre, Neven demande au Tout-Puissant de leur révéler la culpabilité ou l’innocence de la femme soupçonnée de sorcellerie et d’entente avec le Malin. A sa vue, Guillaume a le cœur serré, convaincu d’être responsable du malheur d’une innocente. Le serviteur de Dieu ordonne à l’homme près de lui de plonger la main de l’accusée dans le chaudron. L’ordalie de l’eau bouillante, se remémore-t-il. Il y avait participé quelques années auparavant, à son grand plaisir. Cette épreuve consiste à forcer la personne jugée à récupérer dans un chaudron d’eau bouillante un anneau, et observer quelques jours plus tard la main trempée : si elle est indemne, le supplicié est innocenté, mais si la main est brûlée, l’exécution s’ensuit. Guillaume se souvient des cris des hérétiques lorsque lui, le Chevalier Rouge qui défend les justes et fait payer les autres de leur sang, saisissait leurs bras pour plonger leurs mains dans l’eau. Des hurlements déchirants lorsqu’ils brûlaient sur le bûcher suite à leur condamnation. Des corps noir fumants, tordus et recroquevillés. Et de l’odeur de porc cuit à la broche.


La femme refuse qu’on la touche et déclare ne pas avoir besoin d’aide pour attraper l’anneau. Elle défie le prêtre en le foudroyant du regard tout en plongeant sa main dans l’eau en ébullition. Elle lui montre avec un sourire narquois l’anneau tenu dans sa main rouge et fumante. Les lèvres de Neven frémissent devant cette insolence. Dans l’assistance, alors que certains crient d’horreur ou s’évanouissent, Guillaume est envahi par la culpabilité. En se remémorant toutes les fois où il croyait châtier ceux qui le méritaient, il se voit possédé par la sévérité impitoyable de Neven. Il retient alors des larmes de honte et jure devant Dieu de sauver l’innocente demoiselle, qui affronte avec courage un jugement inique et une ville qui l’a déjà condamnée, et de se montrer miséricordieux à l’avenir. Lorsqu’elle se dirige vers la sortie, le peuple s’écarte avec effroi. Quand elle se tourne vers le paladin, il ne parvient pas à déchiffrer son regard. Ne pouvant non plus le soutenir, il baisse les yeux, contrit.

Tandis qu’elle marche pour regagner son logis, il sort de sa torpeur, la fait monter sur son cheval et la raccompagne. Il s’agenouille devant elle et lui demande pardon pour l’avoir menée à sa perte. Elle lui prend les mains, le relève et lui pardonne. Durant toute la journée et toute la nuit, il veille sur elle : il cuisine, prépare de quoi soigner sa main et apaiser la douleur lancinante, monte la garde…


A l’aube, l’homme qui devait assister Neven lors de l’épreuve se présente à la porte. Guillaume se tient sur ses gardes, prêt à intervenir. L’envoyé du prêtre somme Bertille de le suivre jusqu’à l’église pour faire examiner sa main. Elle n’oppose aucune résistance, et tous trois retournent en ville. Dans l’église, tout le monde attend le jugement avec impatience, de préférence un verdict de culpabilité. Le prêtre avait promis que si elle s’avérait être une sorcière, son exécution sur le bûcher mettrait fin à la malédiction. L’accusée paraît enfin et rejoint le prêtre, suivie de son escorte. Elle tend bien haut une main bandée pour que toute l’assistance soit témoin. Le prêtre défait les bandages et, Ô miracle, la main bouillie la veille est intacte. Dieu l’a jugée innocente. Bertille esquisse un sourire triomphal, Neven pâlit d’incrédulité, son assistant hausse un sourcil, Guillaume lâche un soupir de soulagement et le bon peuple est déçu. Le bûcher ne les divertira pas aujourd’hui. Avec une réticence manifeste, le prêtre confirme le jugement de Dieu. Bertille se tourne alors vers la foule. Vous n’avez rien à craindre de moi, assure-t-elle, et pour vous le prouver, je m’efforcerai de vous soigner. Sur ces mots, la guérisseuse et le paladin quittent l’église avec les espoirs des habitants devant le prêtre dépité.


Ils s’attellent immédiatement à la confection du remède. Hélas, leur entreprise est interrompue par une flèche plantée dans la chair de Bertille, près du cœur. Guillaume avise un archer qui s’approche et se découvre : l’agresseur est l’assistant du prêtre. Un spadassin, présume le chevalier en dégainant son épée. Il se précipite sur l’assaillant avant qu’il ne puisse décocher une nouvelle fois. N’ayant plus le temps de manier son arc, l’exécuteur tire de son fourreau sa propre épée afin de pouvoir rivaliser avec son adversaire. Les lames s’entrechoquent, se parent et s’évitent durant ce duel. Le paladin peine à résister contre l’ennemi, trop pressé pour bien se battre, trop inquiet pour sa protégée. De plus, le spadassin est mieux bâti que lui, plus fort et plus endurant. Après une résistance acharnée, Guillaume est désarmé et empalé, l’épée ennemie enfoncée jusqu’à la garde dans le flanc. Il se résigne au trépas et prie une dernière fois. Mais dans un sursaut de cruauté, le spadassin décide de laisser sa victime se vider de son sang et d’exécuter la guérisseuse sous ses yeux. Le paladin réalise qu’elle va mourir, que les malades vont mourir, et lui aussi. Il n’aura sauvé personne, en définitive. Ne pouvant l’accepter, Guillaume décide dans un dernier élan de rage de rompre sa promesse envers Dieu, son vœu de miséricorde. Il laisse le Chevalier Rouge emporter avec lui l’adjoint du prêtre en enfer. Il se jette sur lui, le saisit par les cheveux et plonge sa tête dans le chaudron plein de potion bouillante. Avant de perdre ses dernières forces, il extrait proprement la flèche du corps de Bertille et cautérise la plaie au feu à l’aide d’un tison. Sachant qu’elle survivra, il s’en remet à elle pour sauver Mouzon du mal ardent, et s’effondre.


Debout, Paladin. Il nous reste une cité à sauver avant de paraître devant Dieu, ordonne fermement Bertille le surlendemain. Contre toute attente, son heure n’est point venue, constate Guillaume en sentant la douleur surpasser la fatigue. Le remède est prêt. Lorsqu’ils arrivent en ville, le chevalier demande à la guérisseuse de soigner les malades pendant qu’il règle leurs comptes avec le prêtre.


Animé d’une colère froide, il pénètre dans l’église. A sa vue, Neven recule de terreur. C’est un aveu. L’homme de Dieu implore son Seigneur de venir à son secours. Jésus les regarde du haut de sa croix. Le paladin baigne à son tour dans la lumière qui traverse les vitraux, tandis que Neven reste dans l’ombre. Guillaume questionne le prêtre. Pourquoi faire exécuter une femme que Dieu lui-même avait innocentée ? Pourquoi faire assassiner la seule personne capable de guérir le mal ardent ? Résigné, Neven se justifie en faisant part de son raisonnement. La guérisseuse était la seule suspecte passible de sorcellerie, mais elle a été innocentée. Le mal ardent qui tourmente la ville n’est donc pas causé par des forces maléfiques. En ce cas, ce fléau est alors une punition divine contre les pécheurs de cette ville, et le combattre signifie combattre Dieu. Ceux qui viennent en aide aux pécheurs sont des pécheurs et doivent tomber avec eux. Guillaume plonge son regard dans celui de Neven, et voit qu’il est sincère. Les deux hommes se ressemblent : en voulant faire le bien en se montrant inflexibles envers les scélérats, ils ont fini par se fourvoyer. Le paladin décide de sermonner le prêtre : Vous louez notre sévérité naturelle, mais elle nous empêche de compatir et pardonner comme le Seigneur a coutume de le faire. Parce que j’ai fait vœu de miséricorde pour me repentir de ma cruauté, je ne me vengerai pas de vous et j’aiderai la guérisseuse à soigner vos fidèles, damnés ou non. Si par cette conduite je ne suis pas dans les bonnes grâces de Dieu, qu’Il me pardonne. Sur ces mots, Guillaume se retire.


Quelques jours plus tard, le mal ardent s’éteint. Neven part en pèlerinage afin de se rapprocher encore plus de Dieu. Guillaume, au contraire, renonce à la vie de paladin et s’installe. Guillaume le Chevalier Rouge est mort, vive Guillaume le Miséricordieux.

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